Luke c’est 4 albums en 10 ans et des titres phares tels «La Sentinelle» ou «Soledad» qui ont laissé une trace indélébile dans le rock français (l’album s’est écoulé à plus de 300 000 exemplaires). Après quasi 5 années d’absences et l’album solo du chanteur Thomas Boulard l’an passé, on pouvait douter de la poursuite de l’aventure Luke. Lui-même ne se prononçait pas… C’est donc la belle surprise de cette rentrée que de voir le combo parisien reprendre du service avec un album « Pornographie », le cinquième, et une tournée française à suivre. Thomas Boulard a une nouvelle fois revu l’ensemble de l’équipage qui l’accompagne dans ce nouvel album. Rencontre avec le leader Thomas Boulard qui a 42 ans, semble toujours en prise avec ses vieux démons…Celui d’un éternel jeune homme à la rage intacte…

Thomas bonjour, pourquoi nous avoir fait tant attendre pour cet album, que s’est-il passé depuis toutes ses années ?
Toutes ses années de sévices (rires) !! Je n’ai pas voulu faire attendre, et je n’ai pas l’impression que l’on nous attendait autant que ça, que le monde se soit vraiment arrêté. Il y a eu tout d’abord un album solo que j’ai fait avec Jean Lamotte, dans son studio sorti il y a un an. Un projet qui avait des velléités esthétiques différentes. Et le temps de l’écrire, de le faire, de le sortir, de le défendre sur scène, avec en plus un projet de vidéo electro et un violoncelle, comme je suis un piètre musicien, ça m’a donné beaucoup de temps de travail. Et j’avais toujours dit que je ferais du Luke uniquement quand je retrouverais un peu de colère, d’énergie… le temps était donc venu.

Le premier extrait de l’album « c’est la guerre » sorti il y a quelques semaines donne le ton Luke est en colère ?
« C’est la guerre », c’est une expression que l’on retrouve dans la bouche de tout le monde, pour tout et n’importe quoi à n’importe quel moment. Oui, de la colère mais ce n’est pas la colère de rébellion comme celle que l’on pouvait trouver dans « La tête en arrière ».pleine de mépris. C’est davantage une colère froide, c’est écrit avec du recul, froidement. C’est bien sûr une référence à la guerre, réelle, économique, mais aussi à ce maelstrom de ressentis, symbolique mais réel, ce combat de tous les jours, ce « Struglle for life » que j’essaie de retranscrire dans le texte, de dépeindre dans mes textes, de ce qui peut se passer dans une démocratie moderne et à quel point on peut payer cher le prix de la prospérité…

Ce break t’a permis de prendre du recul. L’album a été fait dans quel état d’esprit ?
C’est compliqué pour un artiste d’avoir du recul. Ce n’est pas son travail en fait … Mon travail c’est un paradoxe, celui à la fois de m’isoler, d’entrer en solitude pour aller piocher ce qui est en moi et en même temps observer ce qu’il y autour, voir comment le monde de notre époque fonctionne. Ce n’est surtout pas dire « c’était mieux avant », loin de là, ce n’est pas ça. Les artistes doivent être embarqués dans l’époque ou ils vivent. J’ai l’impression que c’est ça l’histoire de la littérature française. Les grandes causes, celles de Camus, Barthes, Sartre, Foucault, Sollers ou Houellebecq aujourd’hui, se sont embarquées dans leur époque. Ces auteurs décrivent leur époque, pas pour dire que c’était mieux avant. Au contraire. Moi j’ai juste décidé de l’enlaidir. Je trouve que notre époque revêt une certaine laideur. Et attention, la laideur ce n’est pas celle qui pousse à vouloir tout purifier, a avoir un ordre moral. Au contraire, c’est celle qui refuse l’ordre moral dans lequel on aimerait nous caser. Qui refuse l’ordre qui cache le désordre, qui refuse la paramodernité. Et qui cache en fait derrière une barbarie symbolique profonde, et ça c’est invisible. Ce sont plein de petits détails qui nous font croire à une beauté dans nos démocraties modernes et occidentales, alors qu’en fait il y a une laideur profonde, et c’est celle que je pose dans mes textes. Le rôle des artistes est important dans ce sens. Comme les Femen qui se mettent à poil face aux sexistes, moi je m’enlaidis face à la laideur, c’est une démarche allopathique… Alors que de nombreux chanteurs français ont une démarche homéopathique…

C’est à contre-courant artistiquement alors ?
Non, c’est normal ! Justement, le propre de notre époque c’est de nous faire croire que notre destinée et notre manière de vivre ensemble est parfaitement légitime et naturelle. Que c’est le meilleur des systèmes que nous ayons, et donc personne n’ouvre sa gueule parce que tout le monde a l’impression qu’il faut être content de ce qu’on a. et ça c’est vrai pour chaque époque. En 1973, crise pétrolière, on impose aux ouvriers des conditions de travail encore plus dures en leur disant, c’est la crise, c’est soit ça, soit on vous fout dehors,…
Je pense que quand on est dans un pays non démocratique, qu’on ne dise rien n’est pas coupable car on risque nos vies… mais quand on a la chance d’être dans un pays démocratique et prospère comme le nôtre, il y a une responsabilité morale de chacun, et surtout de artistes, de l’ouvrir…

Comment s’est construit ce nouvel album, sous quelles influences?
Je suis ultra géniteur des titres de Luke. J’essaie de faire en sorte que le duo guitare/voix que je crée insuffle profondément e que sera le morceau. J’y cherche déjà un équilibre. L’ADN du morceau est déjà là. On y touche plus. Après c’est de la mise en forme, a plusieurs. Ça demande un travail très long et profond pour moi. Moi je suis un pur produit de mon univers. En mode urbain, En cité parisienne, L’influence est en bas de chez moi. Je suis le fruit d’une mixité artistique profonde que je trouve passionnante. En tant qu’être humain de race blanche, Je refuse de me distinguer socialement par l’art. Ce ne doit pas être un principe de distinction. Je ne peux pas choisir de faire de la musique electro en anglais et d’appartenir au monde Apple et Google sous prétexte que je suis éduqué. Moi je préfère utiliser le langage populaire du rap parce que je pense qu’il n’y a plus que lui pour faire de la poésie, pour dire des choses, il ne se drape pas dans une esthétique poétique que je trouve ridicule, ou on ne dit plus rien parce qu’on veut faire joli… C’est pour ça effectivement qu’il y a dans ma musique des petits signaux, du groove et des rythmes, dans la musique et dans le chant, qui s’apparentent au rap. Mixé avec des guitares très rock. Je mets le Parental Advisory sur ma pochette pour montrer que finalement j’appartiens plus au monde du rap que celui du rock.

Si on trouve dans l’écoute de cet album beaucoup de hargne et de rage, à discuter comme cela avec toi, on te trouve finalement assez réaliste et apaisé, non ?
Ce n’est pas la sortie de ce disque qui m’a apaisé, … La douleur est toujours présente, c’est le fait de l’avoir sorti, cette colère froide sur laquelle j’ai mis des mots…La douleur est une chose, les mots de la douleur en est une autre… J’ai dit dans ce disque exactement e que j’avais envie de dire, chaque mot y a été pesé, chaque sens, je sais exactement ce que je veux et je peux assumer sereinement chacune des phrases. Tous les moments non censurés de cet album sont choisis. Je suis apaisé avec moi-même de l’avoir fait, pas forcément avec ce qui m’entoure…

Comment abordes-tu cette sortie d’album ?
Juste avant la sortie d’un album, c’est toujours une période bénie. Après ce sera peut-être la très longue dégringolade face aux réalités du marché du disque… On verra. Et viendra vite la scène, une tournée qu’on prépare et qui commence es prochains jours…

Sur scène on peut s’attende à quoi ?
J’ai décidé de ne faire que deux disques sur scène « La Tête en Arrière « et ce dernier, car j’estime aujourd’hui qu’entre les deux je n’ai pas forcément été des plus inspirés…

Propos recueillis par Laurent Charliot
Photo Richard Dumas